Un Winnipégois utilise en moyenne 187 litres d’eau par jour. Un Vancouvérois? 358. Un Montréalais? 504! Dans un rapport publié en 2008, l’économiste Claude Montmarquette revendiquait le besoin criant d’une taxe d’eau au Québec afin que cesse cette aberration. Une proposition bien fondée, car toutes les études démontrent que le gaspillage de l’or bleu est toujours plus élevé lorsque la tarification est forfaitaire plutôt que directement liée au volume d’eau utilisé (utilisateur-payeur). Combien de fois entend-on que l’eau est gratuite? Le système actuel nous donne pourtant l’impression que c’est vrai. Je ne sais pas pour vous, mais si je devais payer directement pour l’eau que j’utilise, j’aurais probablement beaucoup plus de motivation à prendre des douches plus courtes, plutôt que de rester là pendant 10 minutes à me perdre dans mes pensées (Ok, 15 minutes, parfois) (Ok, MAX 20, mais rarement…). Mais est-ce qu’un changement de comportement à l’échelle de la société doit nécessairement passer d’abord par le portefeuille? Le bâton ou la carotte, vous connaissez? Menace ou incitation? Il y a un autre modèle qui est particulièrement efficace pour motiver les gens, mais celui-ci se base plutôt sur une succession de niveaux à franchir, chacun ayant ses récompenses: les jeux vidéos. La « gamification » est probablement l’une des plus grandes tendances en marketing actuellement, et ça pourrait éventuellement bouleverser la relation que vous avez avec vos robinets…
En 2010, 80 millions de personnes ont joué à être fermier sur Facebook. Si les dynamiques d’un jeu du genre peuvent rendre autant de gens accros, ça peut certainement nous donner des leçons à appliquer à des problèmes plus… sérieux. Ces jeux plus sérieux, on les appelle des « behavioral games ». Ils diffèrent des jeux traditionnels par l’espace psychologique où se déroule l’action. Alors que la plupart de ces derniers se déploient dans un univers inventé, les jeux de comportement ont un impact réel au bureau, dans les écoles ou dans la ville. Un des exemples les plus intéressants que j’ai trouvés lié à l’espace urbain vient de Stockholm. En 2009, Volkswagen et l’agence DDB Stockholm ont collaboré pour créer le concours «The Fun Theory». Leur slogan: « fun is the easiest way to change people’s behavior for the better ». Le projet le plus connu qui en a découlé s’est attaqué aux escaliers. Vous êtes du type escaliers mécaniques ou réguliers? (Ah, et il y a aussi l’option « très pressée », que j’utilise, qui consiste à monter rapidement les escaliers mécaniques en faisant des petits signes subtils à ceux qui n’ont pas compris que le côté gauche est une voie rapide). Mais bref, pour neutraliser notre tendance à la paresse et transformer l’option santé en l’option la plus attrayante, les gens derrière le projet ont installé une série de détecteurs de mouvement et de dispositifs audio sur chaque marche pour transformer le tout en piano géant. Résultat? 66% plus de gens choisissaient les escaliers musicaux le lendemain. Cet exemple est plutôt simple, mais il démontre bien à quel point le jeu est une bonne stratégie pour inciter quiconque à faire quelque chose de contraire à son habitude, d’une manière plutôt prédictive, et ce, sans avoir recours à la coercition. Car on aurait aussi pu bloquer les deux entrées de l’escalier mécanique avec du barbelé, mais ça aurait été un peu moins… agréable.
Le rapport avec la consommation d’eau? J’y arrive. Nous sommes récemment entrés dans l’âge des données. De nouvelles technologies permettent d’enregistrer, de calculer et d’analyser tout ce qu’on fait, tout le temps, partout. Google enregistre toutes nos recherches et utilise des algorithmes hyper évolués pour mieux s’adapter à nos préférences (même chose ou presque pour Amazon et Netflix), Mint se connecte à toutes nos données bancaires pour nous aider à atteindre nos objectifs d’épargne en nous faisant des recommandations adaptées, Nike+GPS nous suit partout pendant qu’on court, nous donne des mises à jour tous les 500 mètres sur notre vitesse, le temps parcouru, à quel point on est près de notre record précédent et nous récompense même avec une petite phrase d’encouragement de Lance Armstrong ou avec notre chanson préférée si on parvient à se dépasser. Dans le cas des ressources comme l’eau (ou l’électricité), c’est la « smart grid » et ses compteurs intelligents reliés à un réseau informatique qui change la donne. Ces nouveaux appareils (version évoluée du vieux compteur d’électricité incompréhensible avec le bidule blanc qui tourne) permettent maintenant de nous donner le même genre de rétroaction sur notre consommation d’eau et celles de nos voisins. Comment transformer toutes ces informations en un jeu de comportement?
Au début, on détermine la consommation moyenne de chaque habitant. La Ville de Montréal pourrait lancer un grand concours sur un an pour réduire sa consommation d’eau en deçà de la moyenne canadienne. À chaque mois, on gagne des points si on ne consomme pas plus que la semaine précédente et on en gagne encore davantage si on parvient à diminuer notre niveau d’utilisation. Ce que les points nous procurent? Un rabais chez Métro, Vidéotron ou la STM (ce ne sont pas les partenaires intéressés par une telle cause qui manqueraient). Ensuite, plus on parvient à maintenir nos bonnes habitudes, plus notre statut s’améliore. On pourrait, par exemple, avoir cinq catégories de citoyens, en fonction de l’amélioration personnelle, représentées par des couleurs de noir à bleu. On partage ensuite ce résultat sur les médias sociaux pour mettre de la pression sur nos amis et contacts. Et pour récompenser l’effort collectif du quartier qui a le mieux réussi à Montréal à la fin de l’année? Une réduction de taxes!
Utopique? En fait, ça existe déjà, mais à de plus petites échelles. Le premier exemple que j’ai trouvé nous vient d’une compagnie privée, Teague, dont les dirigeants étaient préoccupés par la quantité d’eau que consommaient leurs employés. Ils ont donc installé un petit détecteur ainsi qu’un iPad qui donnait en temps réel non seulement des informations sur le nombre de gallons utilisés, mais aussi une comparaison avec le score des autres employés. Les plus consciencieux recevaient ainsi une certaine reconnaissance de leurs collègues. Ce bon vieux « peer-pressure », quel bon outil. Dan Ariely, un économiste du comportement, raconte dans son livre Predictibly Irrationnal les différentes tentatives d’un hôtel qui souhaitait sensibiliser ses clients sur les impacts environnementaux liés au fait de ne pas réutiliser sa serviette (et ainsi réduire par le fait même les coûts liés au lavage pour la compagnie). En ne mentionnant que le gaspillage des ressources naturelles, aucun changement d’attitude n’a été perçu. Mais en inscrivant que 75% des autres clients réutilisaient leur serviette pour tout leur séjour, la différence était frappante. Le deuxième exemple de « gamification » de la consommation d’eau que j’ai repéré est au Brésil et est encore plus près de l’objectif. L’approche de Banco Cyan comporte des stratégies semblables au scénario fictif pour Montréal imaginé plus haut, excepté que le citoyen doit ouvrir un compte avec le service (la gestion de l’eau ne relève pas des municipalités, comme c’est le cas ici). Seule une portion de la population est donc de la partie.
Tout ça est technologiquement possible. Les mauvaises nouvelles? La majorité des résidences à Montréal ne sont pas munies de compteurs d’eau… Et pas de données, pas de jeu. Le Québec est d’ailleurs un des cancres au Canada en la matière: 16% uniquement, comparativement à 98.2% en Saskatchewan. De plus, ces appareils coutent très cher à installer, ce n’est pas dans le règlement du code du bâtiment pour l’instant et le dernier projet du genre, dont le premier volet visait les commerces, industries et institutions, a été avortée par le scandale que l’on connait avec la firme GÉNIeau. Il y a aussi l’obstacle culturel. Loin de moi l’idée de poser des jugements hâtifs, mais je ne crois pas que la dame que j’ai aperçue en train de vider le cendrier de sa voiture à une intersection achalandée la semaine dernière serait préoccupée par son statut « bleu ». En espérant me tromper. La taxe d’eau est donc peut-être nécessaire au changement de comportement à l’échelle de la société. Taxe et jeu d’eau combinés?
Peu importe les obstacles à relever, il est crucial de faire avancer ce dossier. On ne peut juste pas continuer comme ça. Comme l’explique le rapport Montmarquette, ne pas s’en préoccuper aura des coûts beaucoup plus élevés à long terme. Combien de temps est-ce que ça prendra avant que Montréal ait des compteurs d’eau pour tous ses résidents? Des années? Des décennies? Alors qu’on voit de plus en plus d’exemples de « behavioral games » pour des trucs plutôt insignifiants, je trouve ça assez dommage que les autorités, confrontées à de vrais problèmes, n’aient pas été plus proactives afin de pouvoir maintenant profiter de ces nouveaux modèles qui émergent. Pendant ce temps, on va continuer à gaspiller notre eau « gratuite » et à s’enregistrer sur Foursquare au Starbucks du coin pour éventuellement en devenir « maire » et avoir droit à de la crème fouettée en extra…
2 comments
C’est totalement idiot.
Nous sommes en bordure d’un fleuve qui draine un bon quart de l’Amérique du Nord, et qui a entre trois et onze kilomètres de largeur.
Nous ne manquerons jamais d’eau.
«Nous ne manquerons jamais d’eau.»
Ce que je trouve «idiot» est l’idée que les réserves sont infini. Le reste du monde a en vue déjà ce trésor bleu Canadien, mais la vraie menace est le gaspillage des citoyens pour qui l’eau fait partie des meubles.