La Ville avec un “V” majuscule est souvent perçue, d’abord et avant tout, comme un “fournisseur de services publics”, c’est-à-dire une entité publique responsable principalement de nettoyer, entretenir et déneiger (dans le cas de Montréal) les espaces de voirie; d’assurer la libre circulation des personnes et des biens, de fournir des services d’égouts et d’aqueduc ainsi que de faire respecter la loi et l’ordre sur le domaine public. C’est en tout cas ce que croient bon nombre de politicologues, journalistes et politiciens – et ce qu’avance Edward Glaeser dans son plus récent livre Triumph of the City (les “forces du marché” peuvent et doivent, selon lui, se charger du reste).
Mais tous les observateurs de la ville nord-américaine ne sont pas de cet avis. Il y a en effet un vigoureux débat idéologique à savoir si les gouvernements devraient aider, en priorité, les localités ou alors ceux qui les habitent (helping people vs. helping places). Christopher Leo, par exemple, propose depuis plusieurs années une réforme en profondeur du fédéralisme pour donner plus de pouvoir aux communautés locales. D’autres, comme Thad Williamson, sont d’avis que les municipalités doivent lutter activement contre la ségrégation entre les riches et les pauvres. Qu’à cela ne tienne, notre perception de l’appareil municipal comme étant, avant toute chose, responsable de la founiture de “services de promixité” reste ancrée dans notre pensée et dans le discours public.
Pourtant, quiconque s’intéresse le moindrement à la chose publique sait que les Villes (et la Ville de Montréal en particulier) ne font pas que “fournir des services”; elles planifient (en théorie), développent, construisent, détruisent, permettent, interdisent, embellissent, enlaidissent, aménagement, subventionnent, consultent (parfois), se concertent (rarement), etc. En somme, elles contribuent à faire de la ville un espace de vie – avec tout ce que cela comporte.
À l’heure des contraintes budgétaires et de la redéfinition du rôle des Villes dans les villes d’Amérique du Nord, et compte tenu des nombreuses demandes qui leur sont faites (l’initiative du Groupe de Travail en Agriculture Urbaine en est un bon exemple), n’est-il pas légitime de se demander ce qu’est le “core business” de la Ville?
Pour ma part, il est évident que la Ville a deux principales responsabilités, l’une d’ordre administratif et l’autre d’ordre moral et éthique, c’est-à-dire: la gestion du territoire et la défense de l’intérêt public. En effet, quelle légitimité la Ville peut-elle avoir lorsqu’elle réglemente la propriété privée si elle ne gère pas (ou si elle gère mal) son propre domaine public? Et comment peut-elle gérer efficacement et équitablement le domaine public si elle n’est pas guidée par la défense de l’intérêt général?
Peut-être voyez-vous où je veux en venir: si on accepte la prémisse que la gestion du territoire et la défense de l’intérêt public sont les principales tâches d’une Ville, n’est-il pas étrange, voire choquant, que la métropole du Québec n’est pas (ou devrais-je dire, n’est plus) de Service d’urbanisme? À titre de rappel, l’urbanisme est devenue « compétence d’arrondissement » après les réorganisations successives d’il y a dix ans, et la Ville (ou Ville-centre, comme on l’appelle communément) n’a plus de Service d’urbanisme depuis 2002. Il y avait bien jusqu’en 2010 un Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine (SVMTP), mais celui-ci avait relativement peu de poids et est disparu pendant deux ans parce qu’englobé dans le Service du développement et des opérations (SDO), qui regroupait aussi des nombreuses autres divisions préalablement éparpillées. Il existe bien une Division de l’urbanisme, mais elle est si profondément enfouie dans la structure qu’elle n’apparaît sur aucun organigramme, pas même sur celui du SDO (voir p.2 du document). On a finalement recréé en janvier 2012, avec l’arrivée du nouveau Directeur général, le Service de la mise en valeur du territoire, mais reste à voir qui en sera le dirigeant et quel sera son poids réel.
Ainsi donc, il semblerait que pour l’administration du Maire Tremblay le « core business » de la Ville soit de développer et d’opérer. Peu importe que les mêmes graffitis ornent les lampadaires de Michel Dallaire dans le Quartier international (là où passent des dizaines de milliers de touristes) depuis plus d’un an, peu importe que les trottoirs de Montréal soient « patchés » d’asphalte en décomposition, qu’on laisse s’écrouler les quelques immeubles patrimoniaux restant de la Main, qu’on ne remplace pas les bancs de parc, qu’il n’y ait nulle part où stationner un vélo au centre-ville, que les multiples chantiers de construction se déploient souvent sans égard aux piétons : tant et aussi longtemps qu’on développe (l’immobilier, les festivals, etc.).
Je n’ai rien contre le développement, ni contre les opérations, au contraire. Mais administrer une ville ne se résume pas à ramasser les poubelles et à compter les grues; la Ville doit aussi se prononcer sur les questions d’aménagement et de patrimoine et défendre l’intérêt de ses citoyens. C’est pour ça qu’il faut un Service d’urbanisme : non pas à cause du nom qu’on lui donne, mais bien parce que cela obligerait l’administration à nommer un ou une urbaniste en chef, en l’occurrence le directeur ou la directrice du service. Et aussi, bien entendu, parce que cela obligerait aussi la Ville à prendre l’urbanisme au sérieux. Je ne doute pas de la compétence des directeurs actuels, mais force est de constater qu’aucun d’entre eux n’est issu d’une profession reliée à l’aménagement. Peut-on imaginer qu’aucun des dirigeants de Google n’aient de formation en informatique ou en génie? Non, pour la simple et bonne raison qu’une partie au moins des dirigeants d’une entreprise doit avoir une connaissance intime du « core business ». Ce dont Montréal a besoin, c’est d’un protecteur de la ville (avec un petit v), un champion de l’espace public, quelqu’un qui comprenne l’aménagement et qui puisse faire contrepoids aux compteurs de grue.
Les exemples de ratés urbanistiques, attribuables directement ou indirectement à un manque de leadership de la Ville, abondent (et pourraient l’objet d’un autre billet): il y a les 16 arbres au nord de la Place des festivals qui n’ont pas été plantés à la demande de Spectra (les fosses d’arbre sont toujours là pour en témoigner), il y le manque quasi total de planification d’ensemble autour des divers projets d’hôpitaux en PPP (présumément pour ne pas contraindre leur développement), le non-remplacement des diverses pièces de mobilier urbain brisées du Quartier international (alors même que nous voulons en faire une vitrine pour Montréal) et, plus récemment, l’incapacité de la Ville à protéger les édifices historiques du “Lower Main”, malgré qu’il s’agisse d’un lieu classé historique par le Gouvernement du Canada.
C’est vrai, il faut le reconnaître, il y a présentement 37 grues dans le ciel de Montréal – et c’est en partie grâce aux efforts de la Ville. Mais à quoi bon construire des immeubles si on ne bâtit pas, par le fait même, la ville?