Il est prévisible et tout à fait naturel que les sentiers de vie des habitants d’une région transcendent et dépassent les frontières administratives fixées dans l’espace métropolitain au fil du temps. Le territoire de l’agglomération de Montréal, qui correspond à celui de l’île et du code régional 514, fait foi de cela : il est facilement identifiable sur une carte, mais il ne correspond en rien à l’espace vécu de ceux qui y vivent. En effet, il n’est pas difficile de se convaincre que Longueuil partage beaucoup plus avec les « quartiers centraux » de Montréal que Pointe-aux-Trembles, Pierrefonds ou Sainte-Anne-de-Bellevue. Qu’on étudie les dynamiques internes de la région ou qu’on parcoure son territoire d’un bout à l’autre en marchant, on se rend vite compte la division 514/450 est on ne peut plus artificielle.
Cela dit, malgré que nous (chercheurs en études urbaines, commentateurs urbains et professionnels de l’aménagement) ayons développé une compréhension plus affinée de la réalité géographique du Grand Montréal et de ce qui constitue la « banlieue » montréalaise, nous ne remettons à peu près pas en cause la notion de « centre-ville ». En font foi le Plan d’urbanisme de Montréal (datant de 2004) et le Plan métropolitain d’aménagement et de développement (adopté en 2011), qui définissent tous deux le centre-ville comme le « centre des affaires », ce qui correspond plus ou moins au quadrilatère formé par les rues Sherbrooke, St-Urbain, de la Montagne et Notre-Dame (soit environ 220 hectares sur les 1450 que comptent l’arrondissement de Ville-Marie). Il en va de même de l’expression « centre-ville » telle qu’utilisée dans le langage populaire : si on dit à un ami qu’on veut le rejoindre au centre-ville, on ne parle ni du Quartier latin, ni du Quartier chinois, ni du Vieux-Montréal, qui sont des lieux propres dans notre imaginaire collectif.
Pourtant, plusieurs recherches récentes tendent à démontrer que la définition du centre-ville que nous utilisons couramment – qui conçoit le « centre » comme un pôle gravitationnel émanant d’un point précis – est dépassée, voire tout simplement erronée. Les travaux récents d’un groupe de chercheurs de l’INRS (Kathryn Jastremski, Marie-Ève Lafortune, Jean-Pierre Collin et Nathalie Vachon) sont particulièrement éloquents sur ce point : malgré le fait que le navettage pendulaire entre le centre-ville et la banlieue (au sens large) soit encore très important dans le Grand Montréal, une proportion de plus en plus grande des déplacements (tous motifs confondus) se font à l’intérieur de « sous-régions » de la région métropolitaine, ce ces chercheurs appellent des « axes » ou « corridors » (voir carte). Ces sous-régions, qui ont été définies en se basant sur divers critères dont les axes autoroutiers et les résultats de l’enquête O-D, sont de surcroît remarquablement autonomes face par rapport au centre: en moyenne, 45% des déplacements pour motif de travail, 76% des déplacements pour motif d’étude et 80% des déplacements pour motif de magasinage se font à l’intérieur de l’axe de domicile.
La thèse de l’autonomisation de la périphérie vis-à-vis du centre est en partie renforcée par cette analyse et nous force à reconsidérer certaines idées reçues quant à la centralité du « centre des affaires ». Toutefois, là où l’étude de Jastremski et collègues apporte une contribution particulièrement importante est dans la redéfinition du centre-ville – qui n’est plus conçu comme un « point » sur la carte ou comme un territoire restreint où se concentrent plus de 250 000 emplois, mais bien comme un axe de déplacement à part entière qui englobe non seulement le Plateau Mont-Royal, mais aussi tous les arrondissements et municipalités qui entourent le Mont-Royal (incluant Montréal-Ouest, Hampstead, et Côte St-Luc). La définition exacte proposée par Sénécal n’est selon moi pas parfaite – il exclue, par exemple, la Petite-Patrie, le sud de Villeray et le Vieux-Rosemont de l’axe « centre-ville élargi », ce qui m’apparaît étrange – mais il n’en demeure pas moins que les résidants du centre-ville élargi (tel qu’il le définit) se déplacent à environ 76% dans leur axe de domicile. C’est donc dire que moins d’un quart des déplacements émanant du centre-ville élargi en sortent.
J’ai voulu tester le découpage proposé par Jastremski et collègues en analysant de nouveau les résultats du sondage en ligne réalisé dans le cadre du colloque Trajectoires Montréal (n = 457) et j’ai découvert (à l’instar de lui) que l’organisation du Grand Montréal avait une « cohérence insoupçonnée ». En effet, j’avais effectué une première ronde d’analyse en utilisant les sous-régions habituelles comme « toile de fonds » et pour fin de comparaison, soit la Rive-Nord, la Rive-Sud, Laval, Montréal (ville), Montréal (île) et Montréal (centre-ville). Cependant, plusieurs participants au colloque (dont Claire Poitras et Jean-Pierre Collin de l’INRS et Nik Luka et McGill) m’ont fait remarquer que ces unités géographiques n’ont pas beaucoup de valeur empirique, puisqu’elles ne correspondent pas à l’espace vécu. J’ai donc analysé les résultats du sondage de nouveau en utilisant le découpage des chercheurs de l’INRS (en incluant toutefois la Petite-Patrie et Villeray dans l’axe centre-ville) et j’ai réalisé que les « axes de déplacement » sont plus différents les uns des autres que ne le sont l’île de Montréal, Laval et les couronnes. En d’autres mots, le (re)découpage met en exergue certaines caractéristiques qui n’étaient pas évidentes lors des premières analyse, comme par exemple le fait que les résidants de l’axe rive-sud soient moins enclins que les autres à vouloir vivre ailleurs dans la région, alors que ceux des axes est et nord-est sont en revanche plus nombreux à dire qu’ils pourraient quitter leur sous-région s’ils en avaient l’opportunité. Les résultats du sondage confirment aussi que les résidants du centre-ville élargi sont plus auto-suffisants que les autres; en effet, il n’y a que 4% à 8% d’entre eux qui se rendent dans l’Ouest de l’île, à Laval, sur la Rive-nord ou la Rive-sud une fois par mois ou plus.
À mon sens, il y a deux principales leçons à tirer de ces recherches. Premièrement, même s’il n’est réaliste (ou nécessaire) que l’on planifie l’aménagement du territoire ou l’offre de service en fonction des axes de déplacements mentionnés ci-avant, il est on ne peut plus clair qu’une planification régionale s’impose, puisque les « sentiers de vie » des habitants de la région ne reconnaissent pas les limites administratives qu’on voudrait leur imposer. Comme l’explique Sénécal (2011) : « La métropole est […] un fait parcouru et vécu avant d’être une institution politique. Parcouru et vécu le long d’axes qui transcendent les frontières locales, reliant plutôt que séparant les aires sociales et politiques existantes. » (p.74). La deuxième leçon à tirer des recherches et données citées plus haut est qu’il est grand temps de redéfinir ce que nous entendons par « centre-ville de Montréal », afin que la planification (urbanistique, économique et sociale) de ce territoire corresponde à l’espace vécu de ceux qui y habitent et à la réalité d’un centre-ville métropolitain. Il s’agit de réconcilier deux tendances qui s’entrechoquent à l’heure actuelle, soit l’importance du centre-ville comme pôle d’attraction à l’échelle métropolitaine (qui ne diminue pas) et son autonomisation concomitante par rapport au reste de la région (qui va en s’accentuant).
En somme, nous devons accepter le fait que le centre-ville de Montréal englobe de nombreux quartiers qui se veulent résidentiels et que la planification de ces quartiers doit être, oui, sensible aux réalités locales, mais aussi conséquente à l’échelle régionale.
3 comments
J’aimerais bien avoir un lien vers les travaux du groupe de l’INRS et connaître la méthodologie de l’enquête, car l’espace de vie représenté sur la carte ne correspond vraiment pas à ma réalité passée et actuelle. Ayant vécu à St-Léonard, je peux témoigner que nos déplacements se faisaient plutôt vers l’est (Anjou) et sud-ouest (Rosemont). Nous n’allions jamais au nord du boul. des Grandes-Prairies. Par ailleurs, il est irréaliste de fusionner les axes de déplacements pour motifs étude, travail ou magasinage et en tirer des sous-régions de déplacement. Il existe des variables à portée régionales qui influencent indûment les résultats (ex.Cégep) qui fait en sorte que les sous-régions sur la carte ne représentent pas réellement la réalité VÉCUE.
Je ne sais pas s’il est nécessaire de redéfinir ce que l’on entend par centre-ville. Le «centre-ville élargi» dont il est question ici représente, au fond, le Montréal d’avant 1930 (en ajoutant une partie du Sud-Ouest et d’Hochelaga). Ça correspond au centre des affaires, au Vieux-Montréal, au Quartier des spectacles (ce qu’on appelle généralement le centre-ville) et aux quartiers centraux. C’est normal que les quartiers centraux aient une relation étroite avec le centre-ville. Il ne faut pas toutefois les confondre avec celui-ci.
Un article intéressant Joël, en tant que tel et pour les réactions qu’il a provoqué. Même si ma contribution ne sera pas transformante, je m’en veux d’avoir pris autant de temps pour réagir. C’est surtout l’anecdote que je t’ai racontée que je veux partager ici.
Ainsi, si comme Elizabeth je ne peux pas dire que la Montréal-Nord de mes 23 premières années me semblait en lien avec son nord-est (la rivière était une frontière importante de distinction dans la construction de mon identité citoyenne) et que, comme l’affirme Laurent, « c’est normal que quartiers centraux aient une relation étroite avec le centre-ville »; j’ai longtemps eu l’impression que le centre-ville commençait à Berri. C’est quand j’ai commencé à le fréquenter plus souvent vers 18 ans et surtout, que je me rendais compte que ma définition ne collait pas à celle admise par les médias que mes représentations se sont transformées.