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Canadian Urbanism Uncovered

Prix Lire Montréal 2013: Noctambule par Félix Gravel

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Spacing Montréal est fier de publier les textes gagnants du Prix Lire Montréal 2013, un concours litéraire portant, cette année, sur l’échangeur Turcot. Lire aussi le texte gagnant ici.

Mention: Noctambule, par Félix Gravel

Je vis dans l’ombre. J’aime la couleur de la nuit, j’aime marcher sous la pluie, j’aime rester tapis. Dans mon quartier, quand les rues sont vides, j’aime aller là où les autoroutes s’entrecroisent. À cet endroit, il y a plus de bruit, une sorte de clameur ronronnante qui berce l’ennui. Certains véhicules laissent échapper des bruits sourds, d’autres font vibrer la rue, chacun s’illustrant au concert des noctambules d’acier. Les moteurs tonnent sans écouter la nuit. C’est pourquoi on les domine, lorsqu’on prête l’oreille : le vacarme des autos est celui du temps compté.

Égrenant le temps, j’aime m’arrêter un peu. Les colonnes d’Hercule qui se dressent devant moi, marquent la frontière avec le monde de l’urgent. Ces piliers de béton qui montent vers le ciel, sont les monuments du temps pressé. Là-haut, on ne peut pas s’arrêter, seules comptent les secondes écoulées et les lieux à dépasser. Aux pieds du colosse de béton, on pourrait se sentir opprimé. Mais ce n’est pas le premier sentiment, on se sent d’abord terriblement humain.

Fragile et délicat, voici le bruit de mes pas. Ceux-ci veulent reprendre voix. Ils m’invitent à crier, à reprendre pied. Retrouver les rues tranquilles, quitter ce brouhaha : il devient pressant d’aller ailleurs. Le géant de béton ne ménage pas son voisinage. Quelques temps à ses côtés et l’échangeur Turcot vous invite à circuler, de préférence vite et loin. Cet enchevêtrement d’autoroutes n’est pas fait pour les badauds. C’est pour cette raison que j’aime aller m’en rapprocher, pour défier le monstre et retrouver mon humanité.

On ne saurait résister trop longtemps à un adversaire trop grand et trop fort. Alors, je m’engouffre dans le silence de mon quartier, là où la feuille morte a toute sa mesure et virevolte à sa guise. Le calme des rues endormies profite au vent qui souffle tranquillement. Les lampadaires sont hésitants, certains s’éteignent, d’autres clignotent, conscients de lutter face à une noirceur opiniâtre et acharnée. C’est le monde du silence, de la pénombre et de la rêverie qui règne à ce moment autour de moi.

Mes pensées reprennent de plus belle, m’emportant dans une sorte de chasse-galerie où l’échangeur n’est plus une frontière, ni un voisin bruyant, mais un simple souvenir du temps jadis.

Devenu ruine, Turcot semble moins imposant. Les marques de l’érosion se font sentir, et la végétation l’a pris d’assaut. Les lianes coulent de son tablier et se moquent des calculs de portées. Les lézardes laissent place au lichen, dont le velours vert contraste avec la rouille pourpre. Les nids de poules sont des refuges accueillants depuis qu’on a cessé de les traquer. Au sommet, fourmis et mésanges fanfaronnent, fiers d’utiliser un perchoir si emblématique.

Rapidement usé, ridé et démodé, le temple de la vitesse n’est plus. La nature, comme les voitures l’étaient au par avant, peut se montrer sans pitié. Elle a dévoré le béton, rompu l’acier et imposé sa loi. Expropriée, l’asphalte laisse peu à peu place au désordre végétal. Aveu d’échec ou changement de paradigme, les ingénieurs on d’abord essayé de se faire jardiniers et horticulteurs. Mais rien y a fait, aucune pelouse, aucun buisson n’a tenu le coup face aux ronces, aux herbes à poux et à la luzerne. La friche a un caractère anarchique que le planificateur tolère peu.

Il faut dire qu’en bon gestionnaire, chaque décideur entend rationaliser l’espace. Comme si la ville était un outil ou une machine, on aménage, on déménage et on façonne en fonction d’une modernité toute relative. C’est ainsi que ce lieu a tour à tour été façonné par les sulpiciens, les compagnies ferroviaires puis les ingénieurs civils. À chaque époque, les nouveaux besoins ont justifié qu’on coupe des arbres, qu’on démolisse des logements ou qu’on enclave certains secteurs de la ville. Les ouvriers du coin n’ont jamais bronché. Ils constituaient les rouages d’une frénésie industrielle qui les nourrissait autant qu’elle décidait de leur sort.

Il en va de même pour certains automobilistes qui se sont retrouvés prisonniers de la route alors que celle-ci était censée leur offrir du temps et une meilleure qualité de vie. L’entonnoir de flux routiers retenant captifs de plus en plus de voitures et de camions, et cela pendant des heures, on n’eut d’autre choix que d’abandonner l’échangeur Turcot. Avant d’en arriver là, une véritable lutte a eu lieu. Il faut dire que certains captifs de la route réclamaient qu’on rase Saint-Henri au complet pour régler durablement le problème de la congestion. Face à cet ultime affront, les anciens ouvriers et les nouvelles familles du quartier ont occupé l’échangeur et paralysé la circulation jusqu’à ce que plus aucun véhicule n’emprunte Turcot. Durant des mois et des semaines, l’occupation a mobilisé la population locale. De plus en plus de familles allaient piqueniquer sur le viaduc, boire un café ou simplement prendre une marche, le but était de participer au blocus. Des mois plus tard, une fois le viaduc rouvert, plus personne n’utilisa cette alternative. Chacun avait changé ses habitudes ou avait changé son lieu de vie.

Voilà pourquoi Turcot reste aujourd’hui en friche. Depuis, certains cyclistes militent pour qu’on construise un nouvel échangeur qui soit dédié aux vélos. Mais il y a peu de chance qu’on accède à une telle revendication. Les gens ont maintenant décidé de partager les rues, d’abolir les frontières urbaines et de ne plus dédier un espace public à un seul type d’usager. La ville n’est pas monofonctionnelle, voilà le consensus.

La chimère d’un Turcot végétalisé m’amène alors à des réflexions bien concrètes. Le rêve d’amener la nature en ville peut-il être atteint? Une ville faisant moins de place à la voiture est-elle intrinsèquement contradictoire avec les activités contemporaines? L’utopie verte est elle un leurre, une mode, comme le fut le triomphalisme industriel ou le gigantisme du tout à l’auto?

À l’instant où ces questions traversaient mon esprit, je fus brusquement percuté. Un passant, tournant au coin de la rue tête baissée, venait de cogner son crâne contre le mien.

Étourdi, sonné et surpris, quelques instants furent nécessaires à comprendre qu’il s’agissait d’une simple collision avec un promeneur du soir.

Sorti brutalement de mes pérégrinations chimériques dans un Turcot fleuri, je restais tout étonné qu’un piéton m’ait fait aussi mal. D’autant plus que ce dernier s’enfuit soudainement, sans mot dire, me laissant là, seul, à le maudire.

Moi qui voulait faire plus de place à l’humain, le voilà qui se présente en véritable danger. La ville est-elle trop dense pour qu’on puisse penser et marcher seul dans la nuit sans se faire frapper par un noctambule? Est-ce donc qu’il faille être ermite pour ne pas être heurté?

Mes questionnements étant de plus en plus contradictoires, je décide de cesser de penser.

Rationalisant mon itinéraire pour rentrer le plus rapidement possible, les rues qui m’avaient inspiré quelques instants auparavant deviennent d’interminables corridors de pas-perdus. Je décide de donner un caractère monofonctionnel à mon activité nocturne : dormir.

Mais la nuit, comme la nature, ne se laisse pas dompter facilement. Penser, remuer dans le lit, ainsi se matérialise mon insomnie.

Je maudis mes rêveries de promeneur de nuit, les feuilles mortes qui volent au vent, les lianes et le ronronnement de Turcot. La nuit, le temps est compté car on l’emprunte au sommeil. Être pressé de dormir n’aide pas, je suis bloqué, en pleine congestion de pensées.

Comme si les petits rêves étaient de petits véhicules qui vont mieux lorsqu’ils vont doucement, un à un, sur les routes de la nuit.

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One comment

  1. super ton texte qui m’a fait penser à Léo Férré qui parlait des contremaitres à l’usine en disant : “où les minutes ont des cons qui se promènent en se prenant pour l’éternité”….

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