Lorsque nous avons demandé à Dinu Bumbaru (Directeur des politiques d’Héritage Montréal et parrain de Marcher la région) des suggestions de lieux et de paysages marquants du Grand Montréal à inclure dans l’itinéraire de cette année, il nous a plutôt enjoint de chercher à y intégrer les sons, les odeurs et autres impressions fortes qui ponctuent le territoire métropolitain.
Quoique nous n’en n’avons pas formellement fait un « thème » de l’édition 2013 (dont le thème officiel était « les espaces en devenir »), la dimension corporelle et sensorielle de notre promenade annuelle a pris cette année une place plus importante qu’à l’habitude. Parmi les impressions et perceptions ayant marqué le parcours de la marche, citons la sensation étrange de s’enfoncer dans le gazon détrempé là où le déluge de la veille avait laissé des traces; l’odeur de métal rouillé du chemin de fer ou la fragrance d’une fournée de bagels tôt le matin sur la rue Fairmount; le ronronnement de l’autoroute au beau milieu de la nuit, sous la tente; le sentiment de petitesse qu’inspire le trou béant de la carrière Lafarge lorsqu’on l’admire en se tenant à quelques pas du bord ou encore le frottement insistant d’une cuisse (et/ou d’une fesse) contre l’autre, qu’on ne remarque jamais si on ne marche pas plus de 10 ou 15 kilomètres à la fois.
Je ne peux pas parler au nom de tous, mais j’ai fait cette année l’effort de sentir et de ressentir le territoire et cela m’a fait réaliser que ce qui compte, lorsqu’on marche pour marcher, n’est pas tant la « qualité objective » du lieu où l’on se trouve (c’est-à-dire, le côté « pittoresque » ou « grunge », selon qu’on s’identifie à l‘une ou l’autre de ces esthétiques) , mais plutôt la qualité de notre présence en ce lieu. Et en ayant cette pensée je me suis dit que le nom de Marcher la région était on ne peut plus approprié : nous ne marchons pas vraiment « vers » quelque chose, ni « sur » quelque chose ni même tout à fait « à travers » quelque chose. Nous appréhendons (au sens phénoménologique) la région directement mais sans autre motif et nous ne le faisons pas qu’avec nos pieds, mais aussi avec le reste de nos membres et avec toutes nos facultés de perception. Il est approprié de dire que nous « marchons la région » parce que nous cherchons justement abolir la distance entre le percevant et le perçu, ou à tout le moins à en prendre conscience.
Le choix « Marcher la région » peut sembler s’expliquer de lui-même, mais nombreux sont ceux qui croient que « Marcher la région » est une bête traduction de l’anglais « Walk the région », un calque sans élégance (les 15 premières secondes du reportage sur l’événement diffusé sur les ondes la Première Chaîne le 27 juin témoignent éloquemment de cela), et ils sont plusieurs (semble-t-il) à fixer le regard sur le doigt sans daigner voir la lune qu’il essaie de pointer (c’est-à-dire, à s’enfarger dans le nom sans se demander s’il peut avoir une signification propre quelconque). Ironiquement, l’emploi transitif du verbe « marcher » est tout ce qu’il y a de plus français (malgré qu’il ne soit plus utilisé en France depuis le début du 18ème siècle). D’ailleurs, on recense des centaines de milliers d’occurrence du verbe marcher utilisé de manière transitive sur le web. Si on peut « marcher la terre » (45 700 occurrences), « marcher son chemin » (189 000 occurrences) et « marcher la ville » (59 000 occurrences), pourquoi ne pourrait-on pas « marcher la région » ?
Pour la petite histoire : certains d’entre vous se souviendront que Marcher la région s’appelait « Ville, banlieue, campagne » à ses débuts en 2011; le nom original n’était donc pas un calque de quoi que ce soit. Mais après de longues délibérations (durant lesquelles les noms « Les promeneurs métropolitains », « La traversée métropolitaine » et « Coureurs de villes » ont été évoqués), nous avons opté pour « Marcher la région », un nom qui rend simplement et assez exactement ce que nous faisons pendant trois jours.
Il va sans dire, la ressemblance des deux noms (anglais et en français) est un atout indéniable, mais ce qui compte d’avantage c’est que le nom soit évocateur, qu’il fasse résonner quelque chose en la personne qui le prononce et qu’il n’ait pas besoin d’être expliqué. Pour ma part, après avoir traversé, parcouru, humecté, piétiné et senti Repentigny, Pointe-aux-Trembles, Montréal-Est, Anjou, St-Léonard, La Petite Patrie, la Main, St-Lambert, Greenfield Park et Brossard, je peux dire sans hésitation que je n’ai pas fait que passer par là. N’en déplaise aux prêtres de l’orthodoxie linguistique, j’ai bel et bien marché chacun des ces lieux.
Si l’expérience de marcher transitivement vous intéresse, écrivez-vous à walktheregion@gmail.com ou à marcherlaregion@gmail.com pour vous qu’on vous tienne au courant des préparatifs de l’édition 2014. D’autres billets suivront concernant l’édition 2013 et ce que nous avons appris.