Notre vie est intimement dépendante du pétrole, mais il est rare que l’on voie de près les infrastructures qui l’apportent jusqu’à nous. Le 24 mai dernier, une vingtaine de personnes ont donc entrepris d’explorer le tracé de l’oléoduc 9B du transporteur Enbridge dans le cadre d’un évènement Marcher le Pipeline de Marcher la région.
Vous connaissez probablement l’oléoduc 9 B. L’Office national de l’énergie vient d’autoriser l’inversion de son flux, qui permettra d’acheminer le pétrole des sables bitumineux albertains jusqu’à Montréal. Les opposants au projet soulignent les risques de fuite (il y en a déjà eu), possiblement amplifiés par certains aspects de l’inversion. Les partisans du projet y voient une occasion de contrer le déclin de l’industrie pétrochimique montréalaise. En toile de fond, les questions liées aux changements climatiques et à l’exploitation des sables bitumineux teintent le débat.
Le 9B est un vieil oléoduc (il a aujourd’hui 40 ans). Près de nous, des quartiers de Montréal, Blainville, Terrebonne et Laval ont le 9B sous les pieds. Samedi dernier, c’est dans ces deux dernières municipalités que nous avons marché.
Appelez avant de creuser
Au-dessus de l’oléoduc, les gens vivent une vie normale. Les quartiers de Terrebonne et de Laval que nous avons traversés offrent l’image du Québec ni riche ni pauvre, avec juste assez de familles, d’aînés et d’immigrants pour constituer un environnement parfaitement dans la moyenne. La présence de l’oléoduc est subtile : quelques pancartes plantées à intervalle régulier annoncent : « Attention — oléoduc sous haute pression — appelez avant de creuser ».
À Terrebonne, cet avertissement s’avère particulièrement utile : les maisons flanquent le tuyau souterrain ; le pétrole coule sous les jardins. Ce quartier est apparu une quinzaine d’années après l’oléoduc. On a jugé acceptable, à l’époque, de laisser les gens vivre leur vie au-dessus d’un tube où passent chaque jour jusqu’à 240 000 barils de pétrole.
À Laval, dans le quartier Saint-François, l’oléoduc se trouve un peu plus loin des résidences : il traverse, sur la plus grande partie de son tracée, un corridor vide, clôturé et tondu. On pourrait croire que ce corridor a été conçu pour y faire passer l’oléoduc, mais ce n’est pas le cas : le quartier et le corridor ont été construits à la fin des années 1960. Ce corridor, en fait, sert à capter les inondations qui affectent périodiquement Saint-François. Mais sa présence a comme attiré les infrastructures : une ligne à haute tension d’Hydro-Québec y était installée dès 1975. L’oléoduc a suivi peu de temps après. Aujourd’hui, la ligne à haute tension est démantelée, mais le corridor vide demeure.
Avec le temps, la vie s’est installée dans cet espace. Il semble que les riverains puissent obtenir le droit d’en occuper un bout pour allonger leur cour arrière. La nuit, il arrive que des adolescents franchissent la clôture et s’approprient l’espace. Mais ce corridor vide reste essentiellement un corridor vide : les résidants, pour le désigner, n’ont pas de nom — ce n’est ni le «terrain d’Enbridge» ni le « terrain du pipeline » — ce n’est rien. Les rues, les maisons, les personnes ont des noms. L’oléoduc passe au milieu, caché dans un espace vide sur lequel il n’y a rien à dire.
Vider sa toilette dans le Rio Grande
Au fond, le plus impressionnant dans cette histoire, c’est que l’oléoduc continue de fonctionner sans accidents. Tous les jours, vous sortez le chien, vous nettoyez la piscine, vous arrosez les plantes, pendant que coulent juste sous vos pieds quelque chose comme 3,8 millions de litres de produits inflammables. Incroyablement, jour après jour, rien n’explose. Vous pouvez même complètement ignorer que l’oléoduc passe chez vous.
À la fin du XIXe siècle, les habitants des villes observaient à l’œil nu les ressources énergétiques se promener dans la ville : le charbon voyageait sur des charrettes et des trains, à côté du bois de chauffage et du fourrage à chevaux. Les gens touchaient quotidiennement les ressources énergétiques avec leurs mains ; ils les pelletaient ; les ressources énergétiques laissaient des traces noires sur leurs pantalons. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Je n’ai jamais vu de pétrole, vous n’avez probablement jamais vu de pétrole. Je serais certainement ému de tremper mon doigt dans un baril de brut, j’aurais l’impression de rencontrer une personne rare et puissante, comme le premier ministre. Quand j’ai visité un barrage hydro-électrique, une fois, j’ai eu l’impression de me tenir devant un mystère révélé.
Aujourd’hui, le transport d’énergie requiert des infrastructures si gigantesques que nous sommes incapables de les apercevoir. L’oléoduc 9B traverse non seulement la région de Montréal, mais aussi celles Kingston et de Toronto. Plus encore, il s’inscrit dans un réseau continental de tuyaux qui recouvre l’ensemble de l’Amérique du Nord. En théorie, il serait possible de relier nos égouts à l’oléoduc, et d’acheminer leur contenu très loin, jusqu’à New Orleans — ou jusqu’à El Paso, ce qui nous permettrait de déverser, sans trop nous en rendre compte, l’eau de nos toilettes dans le Rio Grande. Mais l’idée qu’un réseau de tuyaux nous relie à des territoires aussi lointains échappe à notre compréhension — surtout lorsqu’on se promène à Laval et à Terrebonne près de la pelouse sous laquelle le pétrole coule.
En réalité, ce que l’on observe en marchant le long du tracé du 9B, c’est un paysage de la confiance. Nous accordons visiblement toute notre confiance à la technologie et à l’entreprise qui l’opère. Nous supposons que la conception, l’entretien et la gestion de l’oléoduc éviteront les catastrophes. Il ne peut en être autrement : s’il n’y a pas de confiance, difficile de faire passer une infrastructure en pleine ville.
Le 24 mai, nous n’avons vu que de rares traces du 9B et c’est normal : les oléoducs génèrent un environnement qui les rend invisibles.