Une contribution spéciale de Nathalie Boucher et Ioav Bronchti
La piste cyclable du nord de l’île de Montréal suit infidèlement le boulevard Gouin, avec quelques chicanes sur les rues adjacentes. Sur une de ces rues, Somerville, une maison se démarque considérablement du lot des grandes demeures cossues de cette partie d’Ahuntsic : le 100, Somerville. Une petite recherche a permis d’en retracer l’histoire, qui nous amène des carrières de Montréal à l’Irak, en passant par la compagnie Bombardier.
La charmante maison a été construite en 1962. Elle ressemble en tout point à la maison construite à quelques pas de là, au 175, rue Somerville, par l’architecte Jacques Vincent pour Raymond Miron, copropriétaire des Carrières Miron. Les points communs? Deux maisons de plain-pied, des murs d’ardoise, un foyer central, une piscine intérieure. Le 175 a d’ailleurs obtenu en 2009 le Prix émérite du patrimoine, catégorie résidentielle.
Le registre foncier confirme que la maison du 100, Somerville a aussi appartenue à Raymond Miron jusqu’en 1979, année où elle a été vendue à Adrien Miron pour 200 000 $. La même année, la République d’Irak en fait l’acquisition, pour y loger le Consul général de l’Irak à Montréal. C’est le rôle que la résidence a eu pendant une dizaine d’années. On raconte même que Saddam Hussein y aurait séjourné à quelques reprises, profitant peut-être du calme de la Rivière-des-Prairies pour mijoter quelques invasions autour du Golfe.
Le 22 septembre 1980, l’Irak attaque l’Iran, amorçant alors la première de deux Guerres du Golfe. La même journée, ou plutôt la même nuit, les employés du Consul irakien auraient quitté le paisible quartier Ahuntsic en catastrophe pour ne plus jamais y revenir. Dans la longue suite des tristes événements de cette région, on retient l’invasion du Koweït par l’Irak presque dix ans plus tard. Stratégie militaire parmi plusieurs, l’Irak force alors sa compagnie aérienne nationale, Iraqi Airways, à confisquer dix avions koweïtiens de la Kuwait Airways pour le transport de ses troupes. Les appareils sont éparpillés au gré du conflit.
On s’éloigne du paisible 100, Somerville, pensez-vous? C’est tout le contraire. Pendant que la Guerre du Golfe entre dans son deuxième acte, des occupants bienveillants pour certains, indésirables pour d’autres, prennent possession du 100, Somerville. Des squatters et les enfants du voisinage s’aventurent sur le terrain où la flore et la faune commencent à croître dans le chaos. La Ville de Montréal voit autre chose croître démesurément : la facture des taxes foncières du 100, Somerville, puisque l’Irak ne paie pas les quelques 23 000 dollars dus pour les années 2002 et 2003. La Ville menace de mettre la résidence aux enchères si elle ne reçoit pas un chèque de Bagdad.
Coïncidence ou non, le feu qui ravage la maison en 2004 vient à bout de ces occupants illégitimes. La maison est en ruine, le terrain ressemble à une forêt vierge, les taxes sont payées par des propriétaires qui n’y habitent plus et les résidents indésirables sont expulsés.
À plusieurs milliers de kilomètres de là, la guerre se termine. Il est temps pour certains de régler leurs comptes. Le 16 juillet 2008, Kuwait Airways a gain de cause dans une poursuite contre Iraqi Airways et le gouvernement de l’Irak pour dommages et intérêts sur les appareils perdus. La poursuite est enregistrée en Grande-Bretagne, ce qui permettait à la compagnie koweïtienne de saisir certains biens que l’Irak y possédait (on comprend que si la poursuite avait été intentée en Irak, il y a peu de chances que le pays ait accepté de se départir de ses propres biens). Le dossier est complexe, les papiers sont égarés, ceux qui existent encore doivent être traduits de l’arabe à l’anglais. Mais cela n’empêche pas la cour de trancher : le gouvernement irakien et Iraqi Airways doivent dès lors la somme non négligeable de 84 000 000 $, plus intérêts quotidiens.
Qu’est-ce que ça a à voir avec le 100, Somerville et Bombardier? On y arrive.
Kuwait Airways, désireuse de faire appliquer le jugement anglais, et inquiète de la bonne collaboration de la partie adverse, se tourne vers le Québec (et peut-être vers d’autres pays, mais là, on s’éloignerait vraiment du sujet) pour faire appliquer ici le jugement anglais. L’intérêt? Kuwait Airways souhaite faire saisir les possessions irakiennes à l’étranger. Le juge au Québec, confirmé plus tard dans sa décision par les juges de la Cour suprême, reconnaît la difficile coopération des parties et ordonne sans plus attendre que les propriétés irakiennes soient saisies en attendant le résultat du jugement. Cela comprend donc le tranquille et presque oublié 100, Somerville. Par conséquent, l’Irak ne peut pas se départir de du terrain de 3211 mètres carrés. Il n’a plus d’intérêt non plus à donner suite à son appel d’offres pour rénovation lancé en début de 2010 et effectuer des travaux sur la maison d’une valeur actuelle de 56 000 $. Cette affaire est d’ailleurs loin d’être résolue, puisque le jugement traîne en longueur, la partie irakienne invoquant systématiquement tous les moyens procéduraux existants.
Pendant ce temps, le très international arrondissement d’Ahuntsic livrait son propre combat : rendre le site du 100, Somerville sécuritaire. C’est chose faite en mars 2009, et satisfaite de sa victoire, la mairesse se faisait photographier devant la nouvelle clôture cadenassée de la résidence abandonnée.
Le lien avec Bombardier? En 2008, l’Irak attendait livraison de dix avions. Mise au fait de cette entente d’achat signé en sol québécois, la cour inclut les appareils non livrés dans la saisie. Voilà l’histoire incroyable d’une simple résidence du nord de l’île. S’il vous arrive de passer par là, un beau dimanche de vélo, et que l’envie vous prend de vous arrêter et jeter un œil sur le terrain touffu par l’abandon, il est possible qu’un policier vienne vous accueillir avec un sourire :
« Vous savez que vous vous trouvez ici dans un autre pays? »
8 comments
Très intéressant, on ne connaît jamais bien ses voisins. J’aimerais bien avoir plus d’images.
Comme l’a dit Elizabeth. Merci aux auteurs! Rocambolesque.
La rumeur veut que les frères Miron avaient construit un tunnel reliant leurs deux résidences.
Mieux que des images, vous en verrez plus en vous promenant sur la piste cyclable qui passe devant la maison. Le contraste avec les résidences voisines est frappant!
Pour ceux que ça intéresse, une entrevue sera diffusée sur cet article et (surtout!) sur la maison en question à l’émission Désautels de la radio de Radio-Canada dans les prochains jours!
Que ce passe t-il avec la maison??
J’ai su l’histoire aujourd’hui à propos de cette demeure mais il en est interdit d’aller voir de près??
Louis.
Moi aussi je suis passer en vélo devant hier et nous avons vus des tee – shirts suspendu à l’intérieur .
Bien sur, nous n’avons pas le droit de rentrer mais l’extérieur est magique…
Frédéric, c’est en effet une rumeure. Adrien Miron c’est mon arrière grand-père. :)