On appelait ça l’avant-garde
À la fin des années 1980, le nec plus ultra de l’urbanisme — c’était avant l’agriculture urbaine, les placottoirs et les installations éphémères en conteneurs recyclés — s’appelait le Nouvel urbanisme. Si vous n’êtes pas un professionnel de l’aménagement, vous saurez désormais que le Nouvel urbanisme est un mouvement né il y a 30 ans qui visait à repenser la banlieue américaine en créant des milieux plus denses et plus mixtes, avec des formes qui s’inspiraient des villes d’avant-guerre (le mouvement se poursuit aujourd’hui et continue d’évoluer). À l’époque, on pouvait considérer ça comme l’avant-garde de l’urbanisme.
Et l’avant-garde de l’urbanisme, c’est justement ce qui a séduit le fabricant Bombardier, lorsqu’il a entrepris de transformer le terrain de l’aéroport de Cartierville — un site de 185 hectares à Saint-Laurent, une ville de banlieue devenue depuis un arrondissement montréalais. Bombardier a fait les choses en grand : un bassin de rétention (baptisé bassin de la Brunante) animé par des fontaines, des maisons d’inspiration victorienne scrupuleusement agencées, des stationnements souterrains aux entrées discrètes, une bonne dizaine de parcs, places et squares disséminés à travers le quartier, auxquels s’ajoutent quelques douzaines de généreux îlots de verdure au centre des rues. L’offre abondante d’espace public jouait un rôle fondamental dans le projet : elle allait, croyait-on, favoriser les contacts entre les résidants et faire naître une communauté vivante, une communauté animée d’un véritable sentiment d’appartenance. Beaucoup de parcs, beaucoup de rencontres, beaucoup d’esprit communautaire : ça paraissait logique.
Des parcs, pour quoi faire?
La construction de Bois-Franc s’est amorcée en 1993 et se poursuit encore aujourd’hui. Les tractopelles travaillent encore à l’extension du quartier, pendant que les premières rues de Bois-Franc prennent déjà des airs de quartier mature : les arbres ont poussé et les façades ont acquis l’air sage et digne que confère la patine du temps.
Mais dans les rues, il n’y a personne. Le parc Sir-Edmund-Henry, le square Gauguin, le square Nelligan sont déserts. Sur les îlots de verdure, rien ne bouge.
Et en regardant les maisons qui bordent la rue, on comprend pourquoi : elles sont généralement spacieuses et comportent toute une cour privée à l’arrière. Le revenu moyen des ménages dépassait 115 000 $ par année en 2011. Les résidants de Bois-Franc sont mobiles, plusieurs d’entre eux possèdent probablement une résidence secondaire, leur cours, leur salon et leur sous-sol leur suffisent amplement; ils n’ont pas besoin d’espaces publics.
Unis dans la servitude
Même si les parcs restent déserts, une certaine solidarité émerge à Bois-Franc et c’est, pour une raison assez surprenante, l’architecture qui en est la cause.
Ce qu’on retient de Bois-Franc, ce qui frappe immédiatement le regard et persiste longtemps dans les souvenirs, c’est le caractère homogène des bâtiments. On reconnaît le quartier à ses façades néo-traditionnelles unifiées et les acheteurs qui choisissent Bois-Franc apprécient cette particularité. Bombardier, en planifiant le projet, avait d’ailleurs anticipé l’intérêt que susciterait l’esprit dix-neuvièmiste de son projet et, pour en assurer la protection perpétuelle, a contraint tous les propriétaires à maintenir l’apparence de leurs bâtiments par le biais d’une servitude architecturale.
De manière générale, une servitude est une contrainte inscrite dans le droit de propriété : un droit de passage à maintenir, une vue à ne pas bloquer. Les servitudes sont attachées au titre de propriété d’un immeuble.
Dans le cas de la servitude architecturale de Bois-Franc, cette contrainte dépasse largement le droit de passage. Elle «ne permet pas aux propriétaires d’altérer de quelque façon que se soit l’apparence extérieure de la propriété et d’effectuer toute modification que ce soit à l’aménagement paysager des cours avant, latérale et arrière de la propriété.» Autrement dit, les propriétaires ont l’obligation de conserver l’apparence de leur maison pour l’éternité. Même le choix des végétaux qu’ils peuvent planter en façade est assujetti à la servitude. Le paysage de Bois-Franc, un ensemble suburbain sans architecte célèbre et sans histoire, est mieux protégé que celui du Vieux-Montréal ou du Vieux-Québec.
Évidemment, le problème avec une telle contrainte, c’est de la faire respecter. Dans la phase initiale du projet, Bombardier avait consacré d’importantes ressources à la surveillance de la servitude et jusqu’à la fin des années 2000, des inspecteurs patrouillaient le quartier pour repérer les modifications non autorisées. Mais en 2009, Bombardier a vendu les terrains non développés à la société Les développements Bois-Franc et s’est retirée de l’entretien de la servitude. L’association des propriétaires de Bois-Franc s’est retrouvée avec la responsabilité de surveiller les rénovations non autorisées et le jardinage délinquant.
Les moyens dont dispose l’association n’ont rien à voir avec ceux de Bombardier. Ses revenus se limitent à une cotisation annuelle des membres et aux quelques commandites qu’ils obtiennent auprès des commerces locaux. De plus, la servitude suscite la grogne de certains résidants, qui n’aiment pas se faire reprocher leur choix de bardeau ou leur goût en matière d’aménagement paysager.
Mais sous un angle plus positif, la servitude permet précisément de faire naître des relations entre des voisins qui ont, autrement, peu de choses en commun. André Larichelière, un des administrateurs de l’Association des propriétaires, remarque sur la page web de l’organisme que l’assemblée générale des membres, au mois de mai dernier, avait suscité de multiples débats allant «de la question des matériaux à celle de la cotisation, à la question même de la démocratie, aux frontières entre le droit de parole et le respect des règles de fonctionnement de toute assemblée.» À la lumière de ces débats, il constate que la servitude constitue «non seulement […] un outil juridique au bénéfice des propriétaires de Bois-Franc mais aussi […] un véritable outil de communauté… Si la servitude architecturale soulève des questionnements, elle devrait plutôt nous rapprocher, nous amener à échanger sur ce qui est et doit rester la clef de voûte de Bois-Franc et la raison d’être de notre Association.»
L’art difficile de fabriquer les communautés
Il y a certainement dans l’histoire de Bois-Franc une leçon à tirer à propos de l’art difficile de fabriquer les communautés. Ce n’est pas parce que l’on construit des lieux de rassemblement que les gens se rassemblent — une leçon que l’on devrait d’ailleurs garder à l’esprit à chaque fois que l’on aménage un parc ou un parklet ou que l’on installe des bancs. Mais alors, qu’est-ce qu’il faut construire pour que les gens se rassemblent? La leçon de Bois-Franc se résume à peu près de la manière suivante : il faut construire un quartier que les habitants ne pourront entretenir autrement qu’en se rassemblant. Inscrire au fondement d’un nouveau quartier une tâche impossible à accomplir seul, c’est peut-être le moyen le plus efficace de fabriquer une communauté.
3 comments
Bonjour
je suis impliqué dans le marketing du projet Bois-Franc depuis les 15 dernières années. J’aurais aimé savoir d’où vous venait la connaissance de ce projet résidentiel, de son historique et de votre intérêt !
Un de mes amis a pensé me transférer le lien de votre article.
Je vous en remercie.
Louis Parayre 450 951-9757 Images & Mots
M. Parayre,
Je me suis intéressé à Bois-Franc à l’occasion d’un évènement qui s’appelle Marcher la région (http://marcherlaregion.com/). Depuis 2011, nous traversons la région de Montréal à pied en trois jours en visitant différents quartiers. Cette année, nous sommes passés par Bois-Franc. M. Larichelière nous y a guidé.
Merci de votre intérêt !
Je travaille en face du quartier, et les maisons identiques à perte de vue, sans aucune signe de vie ou d’invidualité me déprime beaucoup.